La schappe de Saint-Rambert

Pendant 166 années, de 1820 à 1986, l'usine de la Schappe a dominé le paysage économique et social de Saint-Rambert-en-Bugey. Des premiers tisseurs de "toiles de Saint-Rambert" à une multinationale textile contemporaine, c'est l'histoire des Rambertois qui se lit encore ajourd'hui dans les bâtiments industriels, les cités et jardins ouvriers, les maisons des contremaîtres et les châteaux des patrons. Ses vestiges imposants témoignent de la place de cette entreprise dans l'histoire de la ville et des communes avoisinantes. 

Vue générale des bâtiments de la filature (jpg - 581 Ko)

Qu’est-ce que la schappe ?

Bâtiments de la schappe (jpg - 621 Ko)

Anciens bâtiments du peignage.

Pour Le Petit Robert : n.f, tech, fil obtenu par filature des déchets de soie ; fil de schappe, bourre de soie. Elle désigne donc le traitement des déchets de soie, ceux-ci peuvent être très variés. Par extension, le mot désigne également les entreprises industrielles qui utilisent ce matériau.

La très grande valeur de la soie explique l'intérêt porté pour ses déchets. En effet pour obtenir 12 kg de soie, on produit 14 kg de déchets, on comprend facilement que la récupération de telles quantités ait motivé les industriels. Ainsi naquit très tôt, à côté de l'industrie classique du dévidage de la soie, une industrie de peignage et de filature de déchets de soie.

Les déchets ont plusieurs origines parmi lesquelles on peut trouver :
- Les cocons percés d’où les papillons se sont échappés.
- Les doupions produits par plusieurs vers tissant en commun une même enveloppe et rendus indévidables.
- Les piqués, cocons percés par des insectes pour dévorer la chrysalide.
- Les muscardinés, cocons dans lesquels la chrysalide est morte de la muscardine, une maladie du vers à soie.
- Les frisons, c’est à dire les premiers bouts de fils de soie qui sont restés accrochés aux balais lors du battage.
- La bourre, composée de fils provenant du dévidage des cocons, ou des opérations de filage.
On peut regrouper ces différents déchets en trois grandes catégories : les déchets de magnanerie, de filature et de moulinage. Ils sont de qualité et de rendement très différents. Leur valeur est très inégale, ainsi que leur traitement, car seuls les cocons vont subir l’ensemble du processus industriel.

La transformation de ces déchets en fils implique trois groupes successifs d'opérations : d'abord une macération des déchets dans des cuves maintenues tièdes par une enveloppe d'eau chaude ; l'opération — rappelant le rouissage du lin — était fort nauséabonde et a été remplacée au 19e siècle par un traitement plus rapide à l'eau bouillante et au savon appelé « décreusage ». En second lieu le peignage, démèle les fibres décreusées pour pouvoir les assembler en nappes ou rubans. En troisième lieu enfin, la filature proprement dite étire les nappes, les lamine, les double et les retord pour former le fil. Celui-ci sera finalement soumis à des opérations de finissage assez complexes.


Aux origines la toile de Saint-Rambert

Clé de voûte représentant une navette de tisserand (jpg - 218 Ko)

Clef de voûte représentant une navette.

Au 17e siècle, c'est à Saint-Rambert qu'on négocie et tisse le chanvre produit en Dombes et en Bresse. La corporation des tisserands est puissante, elle possède une organisation complète avec syndic et conseils des prud'hommes. La qualité de la production était telle qu'elle obtient en 1753 le droit de posséder une marque de fabrique royale "Toile Saint-Rambert". Dans l'église de Saint-Rambert-en-Bugey, la chapelle des toiliers et tapissiers témoigne de leur importance. Le travail se fait isolément à domicile pour le compte de 3 ou 4 négociants qui en font le commerce de gros. Le préfet Bossi rapporte en 1808 que 3432 personnes (hommes, femmes, enfants) travaillent dans le canton à cette production.
La concurrence de la toile de coton et l'essor de la production industrielle vont porter un coup fatal à cette tradition artisanale.

Dès le début du 19e siècle, on pratique le peignage à domicile des déchets de soie, à Chaley, à 6 kilomètres au Nord-Est de Tenay. Ensuite, à Tenay et à Saint-Rambert-en-Bugey on travaille de la laine mêlée de déchets de soie et le produit de ce mélange est nommé « Thibet ».


Le début d'une aventure industrielle

C'est en 1820 que Charles Lardin fonde à Saint-Rambert la première filature de schappe. En 1821, il est concurrencé par Emile Ronchand, associé à la société Bonnet qui s'installe à Tenay. 1829, le rambertois, Joseph Déromas fait également construire une nouvelle usine mais son activité cesse en 1837. Les négociants Aimé Martelin, de Saint-Rambert et Antoine-Alexandre Franc, de Lyon, forment le projet de reprendre l'usine en inactivité de Joseph Déromas.

En 1938, la société Alexandre Franc et Martelin Fils est créée, elle a pour objet la filature de la laine, thibet et frisons de soie. Alexandre Franc fournit les capitaux et prend en charge la direction commerciale. Benoît Martelin, formé en mécanique de filature, assume la direction technique de l'usine.

Plusieurs facteurs expliquent le choix des fondateurs :

• la voie ferrée reliant Ambérieu à Culoz : position maîtresse à proximité du grand marché soyeux de Lyon et sur la route d'Italie,
• l’eau en abondance qui est indispensable aux industries de schappe et est l’énergie principale de l’usine,
• une main-d’oeuvre libre l’hiver qui travaille déjà à domicile le textile comme la laine ou le chanvre. Essentiellement paysanne et sans passé ouvrier, elle est malléable et peu revendicative,
• la présence de charbon de bois,
• la proximité de l’approvisionnement en matière première.


Le succés

Carte postale entrée de la schappe de Saint Rambert (jpg - 152 Ko)

Ouvrières à l'entrée de la filature de Saint-Rambert

Au milieu du 19e siècle, une maladie épidémique, la pébrine, va décimer l'industrie de la sériciculture en France, l'utilisation des déchets de soie va conforter l'avenir de la schappe. Ensuite, l'ouverture du canal de Suez va permettre la livraison rapide et économique des déchets provenant d'Inde, de Chine ou du Japon où ils ne sont pas utilisés.

Entre 1860 et 1870 la filature emploie alors plus de 600 ouvriers. Dans les années suivantes une forte immigration italienne viendra soutenir la production.

En 1885, l’entreprise familiale s’élargit alors par l’intégration d’un autre partenaire, Hoppenot, manufacturier à Troyes, qui apporte deux nouvelles usines, l’une à Troyes, l’autre à Pont d'Hérault dans le Gard. La société en nom collectif Franc père fils et Martelin devient Société Anonyme de Filatures de schappe (SAF), le 2 décembre 1885. Par cette fusion. Franc et Martelin offre l’un des premiers exemples du mouvement de concentration qui s’amorçe pour rapprocher les moyennes entreprises et les aider à lutter contre la dépression menaçante.

Dès 1890, la société élabore un programme immobilier hierarchisé. Elle construit des cités ouvrières, les plus anciennes, les cités Franc, ou cités "d'en haut" longent le quai de l'Albarine. Les cités Martelin, ou "cités d'en bas" s'élèvent en 1900, le long de la route nationale, au sud de la ville. Les maisons des différents directeurs et des contremaîtres composent également le nouveau visage de Saint-Rambert. Dans le même temps, sont édifiés les châteaux des Martelin et celui des Francs.
L'outil industriel est également profondément transformé par la création de la "grande filature" sur le terrain le long de la voie ferrée. Il s'agissait d'une usine ultra-moderne dont la construction aurait été confiée à la Société Gustave Eiffel, leader des structures métalliques. La SAF s'étend alors sur un territoire de plus de treize hectares.
A la veille de la première guerre mondiale, la SAF est le leader mondial, avec ses nombreuses filatures en France et à l'étranger et ces deux annexes à Torcieu et Ambérieu-en-Bugey. Elle emploie alors 2500 schapistes.


1933 : 52 jours de grève

La grande grève de 1933 est l'une des grèves les plus importantes de France pour la période considérée. Elle a pour origine l'application dans l'usine du «système Bedaux», inspiré des méthodes du taylorisme, qui instaure des cadences intensives. Le mouvement spontané et apolitique dû à l'épuisement des ouvrières débute le 4 septembre. Il s’étend rapidement aux 1100 ouvriers du site et reçoit le soutien de la Confédération Générale du Travail. Un meeting de soutien réunit 3000 personnes sur la place de Saint-Rambert. Ce soutien de poids infléchit la position de la direction qui, sans renoncer au système, accepte d'en assouplir les modalités et s'engage à ne pas procéder à des licenciements pour fait de grève. À bout de ressources, les ouvriers votent la reprise du travail le 25 octobre.


Les dernières années

Cheminée et entrée de la filature (jpg - 567 Ko)

Cheminée et entrée de la filature

Après-guerre, les nouvelles fibres synthétiques (nylon) envahirent le marché mondial. La SAF sut abandonner son objet d'origine pour innover dans l'acrylique et la mise au point du tergal.
En 1962, la SAF de Saint-Rambert et la SIS de Tenay créent une holding, la Société anonyme de la Schappe, regroupant toute l'industrie de la schappe européenne. En 1967, la holding SAS est absorbée par le plus gros groupe mondial de l'industrie textile, l'américain Burlington. A Saint-Rambert, l'usine du «peignage» est abandonnée (elle sera reprise par la fabrique de meubles Roset) et l'activité concentrée dans l'«usine-neuve». En 1974, l'usine emploie 374 personnes, dont 299 ouvriers schappistes. La mise au point des nouveaux produits et la formation continue se fait sur le site de Saint-Rambert, où se situe également le laboratoire d'analyse. On y travaille le nylon (dès 1954), le tergal («tergal-laine», «tergal-lin», «tergal-viscose»), l'orlon, le dacron («dacron-laine») ainsi que des fils métalliques.
En 1981, Burlington revend l'entreprise. Finalement, c'est un incendie dans la nuit du 24 octobre 1986 qui met un terme à la longue histoire de la schappe à Saint-Rambert. Aujourd'hui, les anciens bâtiments de la direction abritent le musée des traditions bugistes -créé en 1986- qui retrace, entre autres, l’aventure industrielle de la schappe. En 2017 la célèbre cheminée de briques rouges et le site historique de la Schappe ont été démolis pour laisser place au nouvel EHPAD (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) du Cornillon (achèvement prévu : 2019).



Envie de visiter ?

Le musée des traditions bugistes à Saint-Rambert-en-Bugey

Les mots pour comprendre

Magnanerie : lieu d'exploitation de sériciculture, c'est-à-dire l'élevage du ver à soie.

Rouissagemacération que l'on fait subir aux plantes textiles, pour faciliter la séparation de l'écorce filamenteuse d'avec la tige. 

A lire sur le sujet

Une aventure industrielle la Schappe de Saint-Rambert, Georges Martin, Editions M&G, 2004