À Lompnas, on prend la Saint-Vincent

Lompnas, village de petite montagne en Bugey, fête la Saint-Vincent selon un rituel au canevas inchangé depuis le début du 20e siècle. L’abbé Jacques Paul-Dubreuil photographie les cérémonies entre 1960 et 1970. Ce corpus d’images donne à voir la tradition « en train de se faire » entre fidélité au passé et intégration de la modernité socio-économique. Le rituel réactualise annuellement le sentiment collectif d’appartenance au territoire communal.

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Lompnas sous la neige en 2017

Saint Vincent "cent vin" en Bugey

Bannière de procession de saint Vincent, église de Bény (jpg - 59 Ko)

Bannière de procession de saint Vincent, église Saint-Vincent de Bény, 1875. Inscrite au titre des Monuments historiques par arrêté du 10 juin 1996, avec saint Vincent tenant un gril au recto et, au verso, la Vierge terrassant le Serpent tandis que l'enfant Jésus le transperce à l'aide d'une lance effilée.

Au lendemain de son martyre en 304, les Églises d’Orient, d’Occident et d’Afrique reconnaissent Vincent, diacre à Saragosse (Espagne), parmi les saints majeurs de la chrétienté. Comme saint Laurent, il est sorti vainqueur (vinci en latin) du supplice du gril. D'autres témoignages rapportent que les bourreaux ont tenté sans succès de le noyer en lui attachant au cou le lourd instrument en fer.

À Paris, au 6e siècle, la Basilique nouvelle de La Sainte-Croix-et-Saint-Vincent (Saint-Germain-des-Prés) accueille la relique de son étole. Au 13e siècle, celui qui « rend le vin au centuple » est intronisé protecteur des vignerons en Île-de-France. Son culte se diffuse jusque dans le Jura.

Dans l’Ain, la dévotion existe au moins depuis le 18e siècle comme en témoignent ses statues dans quelques églises paroissiales. Mais la Saint-Vincent n'est, pour l’heure, attestée qu’au sortir du phylloxéra à la fin du 19e siècle.

À Lompnas, village de polyculteurs-viticulteurs, la fête vigneronne aurait été fondée par le maire aux alentours de 1914. Elle a pu se pratiquer plus tôt sur le mode d’un banquet vigneron comme à Cerdon (1898) ou Lagnieu (vers 1900).

Jusqu’au milieu de la décennie 1960, elle se déroule le 22 janvier, jour où l’Église commémore la mort du diacre. Ensuite, elle est déplacée au dimanche le plus proche par souci de maintenir la cohésion familiale et villageoise alors que la société paysanne organise de moins en moins le territoire communal.

Les célébrations de la Saint-Vincent dans l’Ain. Source : Julliard André, 1994, « Amener la vigne au village. Matériaux pour une histoire des fêtes et dévotions à St Vincent: l'exemple du Bugey (Ain) », Le Monde Alpin et Rhodanien, 1-2, Les chemins du vin, p. 108. Cartographie : Fettouma Bencherki .

Source : Julliard André, 1994, « Amener la vigne au village. Matériaux pour une histoire des fêtes et dévotions à St Vincent : l'exemple du Bugey (Ain) », Le Monde Alpin et Rhodanien, 1-2, Les chemins du vin, p. 108.


On a toujours fait comme ça !

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Dans la cour du croûtonnier, un de ses amis fait sauter les matefaims sur un poêle à bois (1963).

En Bugey et Revermont, Vincent est certainement le plus honoré des saints agraires en hiver (Antoine, 17 janvier ; Blaise, 3 février ; Agathe, 5 février). Presque tous les villages de la côtière orientale et méridionale du Rhône font la Saint-Vincent à partir d’un temps de messe avec offrande de pain et vin bénits.

Lompnas se singularise par un rituel complexe. Chaque année, une nouvelle famille prend en charge la Saint-Vincent. La fête calendaire pose également un repère nominal dans la mémoire villageoise : « en 1963, c’était la Saint-Vincent de René» (patron). Une famille la reprend tous les 25 ou 30 ans : soit un tour complet du village.

Déroulé type d’une Saint-Vincent :

  • le patron de l’année 2020 offre, le 22 janvier, le pain et le vin bénits à la foule qui se presse dans l’église et sur le parvis ;
  • il transmet le croûton au patron 2021 qui, pour le moment, s’occupe de distribuer des matefaims aux villageois ;
  • le nouveau croûtonnier en porte une assiette à son successeur 2021 (patron en 2022). Accepter le croûton engage pour deux ans de Saint-Vincent. Le rôle de croûtonnier constitue le véritable moteur du cycle rituel.

Les trois jours de la Saint-Vincent (1962-1970)

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Sortie de la messe, sur le parvis, le frère du patron porte le bouquet et l'un de ses cousins la pyramide de brioches bénites (1964).

Le 21 janvier au soir, tambour et grosse caisse « réveillent la Saint-Vincent » en passant de maison en maison. Chaque famille accueille l'aubade devant et à l'intérieur du logis par « le verre de l’amitié ».

Le 22 janvier, à la messe du matin, le patron expose le bouquet, une pyramide enrubannée de 5 à 6 brioches et une bonbonne fleurie de vin blanc. Le prêtre bénit « les fruits de la terre » avant l’Eucharistie. Des roulements de tambours saluent l’Élévation. Le partage du pain et du vin bénits clôt l’épisode religieux de la fête.

La matinée des matefaims : avec les tambours, le patron portant le bouquet à la tête, rejoint la maison de son successeur où il lui remet publiquement le croûton. Dans sa cour sur une table, le bouquet se dresse au milieu des bouteilles de vin et des verres. À côté, les matefaims cuisent sur un poêle à bois autour duquel s’agglutinent les villageois jusqu’en début d’après-midi. Le cortège se reforme peu ou prou et gagne le seul café de la commune avant de se disperser définitivement. Le patron de l’année invite parents et amis à un banquet familial.

Le 23 janvier, dernière tournée du village. Le bouquet est attaché sur le capot d’un tracteur. Devancé par les tambours, il tire une remorque transportant le matériel pour faire les matefaims. Ils se préparent devant chaque maison pour que personne ne soit oublié à la Saint-Vincent.


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Dos à l'assemblée, Jacques Paul-Dubreuil est agenouillé devant l'autel orné de deux roues arrières de tracteur. La Saint-Vincent célèbre les fruits de la terre et valorise la modernité du travail « paysan » (1964). Les hommes de la Saint-Vincent acceptent deux femmes sur la photo souvenir. L'un d'eux montre un outil du commerce : l'arrosoir en zinc commode pour distribuer le vin bénit (1953 ou 1954).


Un rituel toujours de son temps

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1- Placardée sur la porte d'une grange, une affiche annonce le bal de la Saint-Vincent de Lompnaz (1971) / 2- Le bouquet est toujours porté à la tête (2019) / 3-Prêtée par la paroisse voisine de Seillonnaz, la statue de saint Vincent (plâtre moulé) entre pour la première fois dans l’église de Lompnas (Milieu des années 2000) / 4-Sur le char de la tournée du lendemain de la Saint-Vincent, la bonbonne de gaz alimente la gazinière portable en remplacement du poêle à bois (1963).

La Saint-Vincent s'arc-boute sur quatre rites invariables : l’un catholique (bénédiction du pain et du vin), les trois autres festifs (tour du village, transmission des patronages, distribution des matefaims).

Pour autant, elle n’est pas un patrimoine routinier. Les photographies de Jacques Paul-Dubreuil notent, chaque année de la décennie 1960, les petits ajouts ou retraits dans les habitudes d’usage :

  • Sur le bouquet, les grappes en plastique et de raisins du commerce remplacent progressivement les raisins séchés de la vendange.
  • La gazinière portable réchauffe les matefaims sur le char lors de la tournée du lendemain (1962).
  • Pour cette manifestation, le croûtonnier peut solliciter l’accordéoniste d’un village voisin (1964).
  • La famille en charge de la Saint-Vincent peut organiser un bal dans sa grange (1971).

 

  • Dès le début des années 2000, la paroisse de Seillonnaz prête sa statue (jamais portée en procession) pour solenniser l’office religieux (2019 ).
  • Toujours au cours de cette décennie, au soir du troisième jour, les villageois partagent une omelette géante confectionnée avec le reste des œufs.
  • Aujourd’hui, le comité des fêtes participe à la dépense des matefaims et du vin.
  • Jamais passéiste, le rituel pense toujours à la prochaine Saint-Vincent.

Consulter d'autres ressources sur Saint-Vincent


 



Remerciements aux contributeurs de cette page

Marie-Thérèse et Jean-Paul BIGLIA, acteurs et mémoires de la Saint-Vincent à Lompnas

André JULLIARD, ethnologue (CNRS honoraire), auteur des textes

 

L'ensemble du fonds photographique sous format numérique est consultable sur demande à la Direction du Patrimoine et des Sites culturels.

Les mots à comprendre

Étole (fem.) : bande d'étoffe longue et étroite ornée d'une petite croix en son milieu. Suspendue au cou, elle pend de chaque côté par devant sur l'aube ou le surplis. Elle est endossée pour la messe et l'administration des sacrements.

Phylloxéra (masc.) de la vigne : entre 1860 et 1900, les vignobles français sont ravagés par un puceron de la famille des Phylloxeridae. Le remède consiste à replanter les cépages locaux en les greffant sur des plants américains qui sont naturellement immunisés.

Patron (masc.) : homme ou femme, élu(e) ou désigné(e), en charge d'organiser et présider un rituel religieux festif. Lorsqu'il y a procession à un saint, le patron garde la statue à son domicile jusqu'à la prochaine cérémonie où il la confiera au nouveau patron.

Croûton (masc.) : au 19e siècle, tranche (avec la croûte) d’un pain bénit lors de la messe dominicale. Elle est réservée pour le fidèle (le croûtonnier) qui doit préparer l’office du dimanche suivant. Aujourd’hui, une brioche en couronne remplace le croûton lors de certaines fêtes et dévotions calendaires (Saint-Vincent, Saint-Blaise, etc).

Matefaim (masc.) : « mâte la faim » désigne une crêpe épaisse généralement non sucrée. Le nom est devenu ancien mais commun pour toutes les variétés de crêpes salées ou sucrées, fines ou épaisses.

Croûtonnier (masc.) : cf croûton

Ailleurs sur le web

Film sur la Saint-Vincent de 1999 à Lompnas tourné par FR3 avec l'appui du CNRS.

À lire sur le sujet

« La Saint-Vincent dans l'Ain (XIXe-XXIe siècles). De la solidarité villageoise à la promotion des vins et du terroir », André Julliard, dans Les vignobles de l'Ain. Hier et aujourd'hui, Collection Patrimoines des Pays de l'Ain, Bourg-en-Bresse, 2018 : 72-79

«Vincent, Vernier, Martin et les autres : comment devient-on saint protecteur de la vigne et du vin ?», André Julliard et Nicolas Millet, dans Les saints protecteurs de la vigne en Bourgogne, Musée du vin et Archives de la ville de Beaune, 1992 : 17-24

Ouvrages en consultation au Centre de documentation - Direction du Patrimoine et des sites culturels

 

«Fêter et juger Saint Vincent. Éléments pour une monographie dans les vignobles du Bugey», André Julliard, Droit et Cultures, 38/2, Paris, 1999 : 177-211

«Le culte des saints protecteurs dans les paroisses de l'Ain au XIXe siècle», André Julliard, dans
L'ouvrier, l'Espagne, la Bourgogne et la vie provinciale. Parcours d'un historien. Mélanges offerts
à Pierre Ponsot, Presses Universitaires de Lyon, 1995 : 443-46

« Amener la vigne au village. Matériaux pour une histoire des fêtes et dévotions à St Vincent: l'exemple du Bugey (Ain) », André Julliard, Le Monde Alpin et Rhodanien (Grenoble), 1-2, Les chemins du vin, Grenoble, 1994 : 107-145

«Une prière debout. Processions à saint Vincent en pays de vignobles», André Julliard, dans Bertrand M. (Ed.), Pratiques de la prière dans la France contemporaine, Cerf, Paris, 1993 107-152

«Tremper saint Vincent, geler ses tourments. Dévotions et fêtes vigneronnes en Bugey (Ain)», André Julliard et Nicolas Millet, dans Châtelain, M. (Ed.), Imaginaire du vin, Jeanne Lafitte, Marseille, 1983 : 347-354

Les vignerons: usages et mentalités des pays de vignobles, Claude Royer, Berger-Levrault, Paris, 1980