Musiques traditionnelles dans l'Ain

Patrimoine immatériel, les musiques de tradition sont reconnues aujourd’hui comme un des éléments constitutifs de la diversité des expressions culturelles. Elles se transmettent principalement de manière orale avec tout un ensemble de règles, de techniques et de répertoires. De ce fait, elles présentent de multiples variantes et sont en constante transformation et interaction avec d’autres genres musicaux. Elles ne sont pas une copie figée du passé mais l’expression actuelle et vivante de traits stylistiques propres à un territoire.

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Tableau Noce Bressane (détail), Buisson, 1857

Collectes et régionalisme

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Carte postale illustrant la chanson "les bergers s'amusent"

Le département de l’Ain est riche d’un héritage musical recueilli depuis le 19e siècle et réinvesti jusqu’à aujourd’hui par plusieurs générations de musiciens de diverses mouvances folklorique, « folk », « trad »... Ces musiques s’adaptent et trouvent une place nouvelle dans la société d’aujourd’hui. À plusieurs reprises au fil des siècles, les musiques populaires sont idéalisées et remises à l’honneur, passant d’une frange sociale à l’autre.

Aux 17e et 18e siècles, la mode des bergeries à la cour des rois de France emprunte au monde paysan ses instruments de musique et ses répertoires. Les compositeurs créent de nouveaux airs que les milieux populaires se réapproprient ensuite.

À la suite de l’enquête Fortoul lancée en 1852, les notables de l'Ain parcourent les campagnes pour recueillir les poésies et les chansons paysannes dans la lignée de Georges Sand en Berry. Charles Guillon, archéologue et collectionneur, recueille environ 300 chansons dans la Bresse et le Bugey (principalement à Ceyzériat). Philibert Le Duc, inspecteur des forêts, se spécialise dans les textes patois qu’il réécrit pour leur donner une valeur littéraire « supérieure ». Julien Tiersot, bibliothécaire au Conservatoire de Paris, effectue des recherches sur la chanson populaire et l'histoire musicale. Il réside régulièrement à Journans dans une maison de famille et il recueille chansons et airs traditionnels auprès des habitants du village. Paul Carru, professeur, conservateur du musée de Bourg-en-Bresse, se distingue par ses écrits régionalistes. Il raconte les musiciens, les instruments, les chants et danses en Bresse et Revermont. La mode est à la redécouverte des traditions paysannes et au régionalisme.

« Dans la période qui suivit 1850, une remarquable émulation s'empara des ménétriers de notre région, qui devinrent, dans leur genre, de véritables artistes et dont la réputation s'étendit jusque dans le Jura et dans la Saône-et-Loire. Le petit village de Courmangoux forma, à lui seul, quatre ménétriers de grand mérite : les deux frères Bémol, du hameau de la Courbatière, qui se distinguèrent sur la clarinette et les deux frères Frédéric et Denis Vuillod, du hameau de Roissiat, qui devinrent, Frédéric surtout, des sonneurs de vielle d'un remarquable talent. »
En Bresse à tort et à travers, Paul Carru, Imp. du Courrier de l’Ain, Bourg-en-Bresse, 1918

En 1897, Prosper Convert met en scène le premier spectacle de folklore bressan intitulé Les ébaudes bressanes, reconstitution des mœurs et des coutumes en Bresse bressane entre 1830 et 1850 qui se révèle un véritable succès. Prosper Convert, tout comme Joseph Maublanc plus tard en Saône-et-Loire, ont ainsi su rassembler des éléments jusque lors diffus du patrimoine bressan, fixer un répertoire tout à la fois populaire et savant, le valoriser et le diffuser. Plusieurs groupes folkloriques ont pris le relais ensuite.


Collectes et revival folk

Dans les années 1970-90, un mouvement associatif d’ampleur se ré-intéresse au patrimoine rural. En Bresse, diverses recherches sur la musique furent menées par l’Université rurale bressane et les Musiciens routiniers des pays de l’Ain et de la Saône. Les enquêtes réalisées auprès de musiciens du Revermont et de la Petite Montagne donnèrent lieu à la production d’un disque et d’un film vidéo. Peu après, l’atlas sonore Conscrits en Bresse mettait en lumière les divers moments de la fête des conscrits et les caractéristiques d’une musique spécifique : styles de jeu, répertoires...

Parallèlement, les recherches sur les instruments anciens - vielle et musette - permirent la mise en évidence d’une fabrication locale à rapprocher de la facture des vielles parisiennes du 18e siècle et d’autres cornemuses proches d’un point de vue organologique. Pour les protagonistes de ces recherches, dans la vague du revival des années 1970, il s’agit de jouer de nouveau de ces instruments, de les étudier en détail pour les re-fabriquer. L’objectif est de recueillir et se réapproprier des répertoires originaux liés à un territoire dans le cadre d’animations, veillées, bals folk. Si la référence régionale est présente, le choix est très net de se distinguer des groupes folkloriques qui mettent en scène les chants et danses lors de spectacles costumés. Les recherches s’orientent également vers des musiciens jouant de routine, ayant appris de tradition : joueurs de clarinette et tambour des fêtes des conscrits, violoneux de la Petite Montagne, chanteurs...


La vielle et musette : des emblématiques instruments anciens de facture locale

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Vielle de facture bressane, 19e siècle

En 1661, Brossard de Montaney mentionne déjà la musette et la « vioula » dans ses Noëls bressans. D’abord instruments des gueux et des paysans, vielle et musette sont adoptées au 18e siècle par les nobles pour leurs divertissements champêtres et reçoivent des perfectionnements notables qui contribuent à effacer la mauvaise réputation dont elles souffrent. Pour faire face à l’affluence des commandes, les luthiers utilisent les caisses de guitare et de luth disponibles, ce qui marque une première évolution dans la forme de l’instrument. La sobriété du décor rustique fait place à l’opulence de l’ornementation baroque : emploi d’ivoire, de nacre et d’ébène, tête et chevillier finement sculptés. D’autres innovations sont empruntées aux instruments baroques de l’époque comme les cordes sympathiques tendues sur la table.

Au 19e siècle, avec le développement de la pratique de la vielle en Bresse et en Revermont, la facture régionale se développe. Les vielles bressanes s’apparentent alors à celles du 18e siècle tant pour la forme et les décors que pour les matériaux utilisés. Les artisans locaux de divers métiers, reconnus pour leur habileté et leur minutie commencent à réparer les instruments, puis s’essayent à leur fabrication : François Guiennet, horloger à Bourg-en-Bresse, et Joseph Germain, sabotier à Beaupont. Mais la plupart des vielles retrouvées en Bresse ne sont pas signées. Souvent, pour le fabricant anonyme, il s’agit d’une sorte de gageure, une épreuve comparable au chef-d’œuvre du compagnon.

Après la mode parisienne, leur pratique se maintient en Province. Les chroniqueurs et les folkloristes du 19e siècle citent plusieurs musiciens renommés.

Instruments surannés durant une bonne partie du 20e siècle, la vielle doit son renouveau au mouvement folk des années 70. Reprise en main par des luthiers audacieux, elle fait l’objet aujourd’hui d’une recherche acoustique et esthétique. Jean-Luc Bleton, à Chasse-sur-Rhône, est l’un des premiers à avoir proposé des vielles électro-acoustiques comportant de nombreux éléments novateurs : système de capodastre à glissière, clavier à bascule, utilisation de matériaux comme l’altuglas. Elle est jouée dans des ensembles de musique traditionnelle mais aussi par des groupes de jazz, de rock ou de musique électronique. La musette quant à elle est l’objet de plusieurs concours organisés à Bourg-en-Bresse qui regroupent à chaque fois une trentaine de participants.

Les instruments et écrits retrouvés attestent d’une facture locale spécifique importante : exécution fine et soignée, décor d’ébène et d’ivoire, sélection de  bois de qualité... Aujourd’hui, musiciens et luthiers s’intéressent de nouveau à ces instruments pour leur esthétique et les possibilités sonores qu’ils offrent : présence de bourdons continus qui amplifie l’espace sonore et jeu rythmique pour la vielle. Un très bel exemplaire de vielle est visible au musée de la Bresse-Domaine des Planons.


Cornemuse : de la cour des rois à la Bresse

On donne le nom général de cornemuse à différents instruments composés de trois pièces caractéristiques : l’outre ou poche de cuir, le chalumeau ou hautbois et le porte-vent. A cela peuvent s’ajouter des tuyaux ou bourdons produisant un son continu qui accompagne la mélodie.

La musette de cour, mise au point à la fin du 16e siècle est l'une des formes les plus élaborées de la cornemuse. Dans son « Traité de la musette » daté de 1672, Borjon de Scellery, originaire de Pont-de-Vaux (Ain) décrit les améliorations apportées à cet instrument et notamment l’emploi du soufflet pour éviter au musicien la disgrâce de gonfler les joues pour emplir la poche d’air.

Le terme de musette désigne aussi des cornemuses du Centre-France et plus particulièrement des instruments dont la poche de cuir est gonflée non pas par la bouche mais par un soufflet. 

Et qu’en est-il de la cornemuse en Bresse ?

Une dizaine d’instruments retrouvés, dont sept ayant un lien plus ou moins attesté avec la Bresse, des cartes postales, photos, peintures, des citations dans les « Noëls anciens », quelques témoignages recueillis par les folkloristes du début du 20e siècle ou auprès d’informateurs locaux… suffisent pour parler de musette bressane ou « mus’ta » et pour déclencher mythes et passions dans le milieu des joueurs de cornemuse !

Jean-Marie Barbéry est mentionné par Paul Carru, folkloriste, comme « le dernier cornemuseux bressan ».  Les liens noués avec les descendants du musicien ont permis au Département de l'Ain d’acquérir sa musette. D’esthétique soignée, en buis, avec des bagues en ivoire, elle s’apparente à la cornemuse des bergers décrite par Marin Mersenne au 17e siècle, portant la marque Camille à Macon ou Magon, 1811, sur le boîtier du hautbois et sur le soufflet.


Vents, orphéons et accordéons

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Fanfare de Neuville, 1883

Au 19e siècle, les orphéons fleurissent un peu partout en France, remplacés ensuite par le bal musette.

Cette démocratisation de la musique passe par l’apprentissage du solfège, la diffusion de partitions, et le perfectionnement des instruments à vent avec l’invention de systèmes de clefs et pistons qui facilitent le jeu et améliorent les performances et l’étendue sonore.
Ces nouveaux instruments prennent vite le relais des vielles, musettes et violons. Joueurs de tambours, cuivres, clarinettes et saxophones défilent dans les rues, apportent liesse et convivialité aux fêtes et commémorations des villes et villages.

Un autre instrument se répand très vite dès sa découverte : l’accordéon. Orchestre à lui tout seul, il permet de réaliser aussi bien le rythme que la mélodie et l’harmonie. Rustique, portatif, peu fragile, facile à accorder, assez puissant et d'un apprentissage relativement simple, il se frotte à la musette auvergnate à Paris. Naît alors le genre musette caractérisé par des sonorités, des cadences et des répertoires nouveaux.


Fête des conscrits et fête des classes

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Gaston Laclayat, clarinette et Gilbert Sulpice, tambour, musiciens de conscrits

En 1798, la loi Jourdan institue la conscription : les jeunes hommes sont appelés sous les drapeaux sur ordre et par tirage au sort, avec possibilité pour les plus fortunés de se trouver un remplaçant.
La fête des conscrits naît des rassemblements de jeunes organisés à l’occasion du tirage au sort au chef-lieu de canton où chaque village avait à cœur de se distinguer. « Voici ceux de Meillonnas qui franchissent le Nacaretan, avec Camille Mathieu, le joyeux ménétrier, à leur tête... Et voici ceux de St-Etienne-du-Bois qui font leur entrée dans le village. Des flots de rubans entourent leurs chapeaux garnis de bouquets d’or à feuillage d’or. Ils huchent, sautent, cabriolent, se démènent comme des diables... »
(Paul Carru)

Aujourd’hui, la fête des conscrits, liée à la « fête des classes », rassemble garçons et filles, jeunes et vieux. Tournée, défilé, célébration au monument aux morts, messe, photo des classes, banquet, journée des matefaims, enterrement et passation de la branche d’une classe à l’autre... Ce drame sonore et coloré se rejoue chaque année ; clarinette et tambour s’associent pour une musique rythmée, exubérante et joyeuse qui accompagne toute la fête...


La voix : un bel instrument

Chants de travail pour rythmer les activités, chansons à boire ou à danser pour les fêtes, chants d’amour ou de désamour, chants de berger ou bergère, chants à répondre ou chansons d’énumération...
Le répertoire de la tradition orale est immense et transversal à toutes les régions francophones, avec abondance de variantes propres à chaque terroir : modifications  légères des paroles ou de la mélodie, refrain à reprendre, jeu de réponse. Dans la région, la manière de chanter est monodique et ignore la polyphonie. Elle joue sur les ornementations, les timbres, la manière de poser sa voix.
Les chansons recueillies par Charles Guillon ou Paul Carru sont pour la plupart en français. Cependant, une littérature en patois s’est développée également : Les Noëls bressans de Brossard de Montaney ou Chansons et Lettres patoises de Philibert Leduc, ainsi que les nombreuses rengaines bien connues et entonnées souvent par dérision : la Saint Martin, le bûcheron de Bresse, Mère mettez le chat cuire, la Marion sous un pommier...

Aujourd’hui, le répertoire extrait des Ebaudes et rassemblé par Prosper Convert semble s’être imposé dans la conscience collective des Bressans.


Dans l'Ain comme ailleurs

La nature résonne des chants d’oiseaux, des cris des animaux, du bruissement des feuilles... Pour les enfants, elle permet d'expérimenter toute sorte d’instruments rudimentaires fabriqués à partir d'éléments ramassés au gré des saisons.

Les fêtes de conscrits, de carnaval ou autres fêtes de jeunesse, les mariages et les charivaris, le tour de France, les matchs de foot ou de rugby sont également prétextes à débauches sonores en tout genre. Sifflets, cornes, crécelles, cris, battements de pieds ou frappes des mains, percussions diverses, grelots ou clochettes emplissent l’espace comme pour chasser les mauvais esprits.



Les mots à comprendre

Charivari : rituel collectif consistant à produire des bruits discordants accompagnés de cris, de huées

Monodique : chanté à une seule voix sans accompagnement

Orphéons : chorales, fanfares et harmonies

à voir aussi dans ce site

La flûte de Peter Bressan exposée au musée de la Bresse-Domaine des Planons

à lire

- Chansons populaires de l'Ain, Charles Guillon, préface de Gabriel Vicaire. Ed. Monnier, Paris, 1883.

- En Bresse à tort et à travers, Paul Carru, Imp. du Courrier de l’Ain, Bourg-en-Bresse, 1918

- Chansons et lettres patoises, bressanes, bugeysiennes et dombistes avec une étude sur le patois du pays de Gex et la musique des chansons, Philibert Le Duc, 1881

- Histoire de la chanson populaire en France, Julien Tiersot, Plon, Paris, 1889 ; réed. Minkhoff, Genève, 1978

- A la croisée des musiques, petit journal d'exposition 2008, musée départemental du Revermont